BUGNON Fanny, Repopulateurs et réduction volontaire des naissances : un exemple notoire du discours antiféministe, France, 1918-1923, Maîtrise [Jean-Louis Robert, Michel Pigenet], Univ. Paris 1 CHS, 2003, 155 p.
Au sortir de la Première Guerre mondiale, un discours angoissé traverse la société française : la France serait menacée par la faiblesse de sa natalité. Ceux que l’on qualifie de « repopulateurs » — ou repopulationnistes — agitent cette menace depuis la deuxième moitié du XIXe siècle, derrière leur chef de file, le Dr Jacques Bertillon. À l’origine issu de la bourgeoisie, ce courant connaît, après quatre années de guerre, un essor nouveau. Porté par les déficits démographiques, il trouve un nouvel écho auprès des classes dirigeantes, transcendant les couleurs politiques. La situation politique de la France est d’ailleurs favorable au message repopulationniste, le Bloc national ne se distinguant pas pour son progressisme avant-gardiste. En cette période de moralisme autoritaire, la question de la faiblesse de la natalité relève du tabou de la sexualité, territoire considéré comme masculin. Les femmes et leurs pratiques sexuelles sont placées au centre du discours des repopulateurs. Ce discours s’inscrit dans une dynamique antiféministe, dans le sens où il récuse l’idée que des femmes puissent se soustraire à la norme maternelle qu’il défend. Le contrôle de la sexualité devient ainsi un enjeu majeur pour les repopulationnistes. L’angoisse qui domine le courant repopulateur au début des années 1920 est celle d’un déclin du pays, rongé de l’intérieur par les antipatriotes qui ne sont pas les géniteurs d’une famille nombreuse, et menacé à l’extérieur pas une Allemagne revancharde à la natalité forte. La natalité est effectivement considérée comme l’indice de force et de vitalité d’un pays, la force du nombre en somme. Les repopulateurs livrent ainsi des propos alarmistes, apocalyptiques sur l’avenir de la France. Le caractère obsessionnel de la natalité illustre l’état d’anxiété des mentalités, état découlant directement des modifications sociales occasionnées par la guerre. Le conflit a en effet occasionné un brouillage des identités féminines et masculines traditionnelles, les femmes occupant des espaces habituellement dévolus aux hommes, mais, dans le même temps, renforçant la hiérarchie des sexes entre les soldats, figure patriotique masculine par excellence, et les femmes, cantonnées pour la plupart à l’arrière. À cette perturbation des rôles et des espaces traditionnellement définis comme masculins ou féminins répond une peur du désordre et de l’inversion des genres. Les repopulateurs participent activement à la diffusion de ce message en brandissant, comme remède moral et démographique, la figure de la mère de famille. En ces temps de reconstruction, la mère est présentée comme l’incarnation du patriotisme de la paix, continuation du patriotisme guerrier et viril des hommes. Le patriotisme s’impose comme la valeur refuge, pendant que parallèlement, la famille et surtout la natalité sont présentées comme des enjeux nationaux fondamentaux. Il s’agit de défendre la dichotomie sexuelle, convaincue d’une division « naturelle » qui obéirait à des arguments scientifiques. Les repopulateurs s’emploient ainsi à exalter la maternité, à valoriser cette spécificité féminine, se fondant sur l’idée d’un déterminisme biologique. Parce qu’elles possèdent un utérus, les femmes sont prédestinées à la maternité. Ce discours offre une vision profondément conservatrice de la place des femmes dans la société française des années 1920. Parce qu’il défend les valeurs familiales et sexuelles traditionnelles, parce qu’il ne considère les femmes que sous l’angle de la maternité, ce discours se révèle profondément antiféministe puisqu’il nie toute possibilité d’identité féminine en dehors de la maternité. C’est ici que les pratiques anticonceptionnelles et abortives concentrent les accusations des repopulateurs. En effet, ces pratiques se révèlent constituer un problème politique important, fondamentalement révélateur des enjeux des rapports entre femmes et hommes. Alarmés par la diffusion de ces méthodes dans toutes les couches de la société française, les repopulationnistes focalisent leurs angoisses et leurs accusations sur ce qu’ils ne peuvent contrôler. Ils en profitent pour stigmatiser les mouvements féministes, les accusant de connivence avec les néo-malthusiens, partisans de la limitation volontaire des naissances, voire d’être à l’origine de la diminution de la natalité. Cet amalgame démontre le caractère manipulateur des thèses repopulationnistes puisque sont volontairement occultées les positions majoritairement conservatrices en matière de sexualité des mouvements féministes de l’époque. Véritable bouc-émissaire, le féminisme est accusé de tous les maux dont souffre la société française des années 1920. Les repopulateurs manifestent ainsi au grand jour l’antiféminisme qui les anime. L’émancipation féminine, quelle qu’en soit la forme, est perçue comme une menace sociale puis qu’elle pousserait les femmes à fuir, à « déserter » la maternité. Les repopulateurs parviennent alors, grâce à leurs infiltrations dans le monde politique, à impulser la mise en place d’une nouvelle législation plus répressive en 1920, la création d’instances spécifiques à la question de la natalité, les prémisses d’une politique incitative et honorifique. L’ambition des repopulateurs est de pénétrer dans l’intimité des Français et de régenter leurs pratiques sexuelles. Dans une société où la bienséance sexuelle est clairement définie et déterminée selon que l’on soit homme ou femme, les moyens de réduction des naissances constituent une menace envers le pouvoir et les positions masculines puisqu’elles proposent un arbitrage de la sexualité et des rapports sociaux de sexe différent, menaçant les privilèges sexuels masculins. Perçue par les repopulateurs comme sérieuse, cette menace déclenche donc logiquement les foudres antiféministes. La position des repopulationnistes en matière de sexualité illustre leur incapacité à concevoir et à admettre des évolutions allant dans le sens de la liberté individuelle, hypothèse d’autant plus rejetée qu’elle concerne les femmes.