La censure de films évoquant la guerre d’Algérie et ses conséquences sur la mise en marge du conflit par le cinéma français

HIRIART Justine, La censure de films évoquant la guerre d’Algérie et ses conséquences sur la mise en marge du conflit par le cinéma français, Maîtrise [Antoine Prost, Claire Andrieu], Univ. Paris 1 CRHMSS, 1999, 274 p. + annexes

Dans la mémoire des défenseurs de la liberté d’expression du cinéma, la guerre d’Algérie occupe une place de choix, celle peu enviable d’un des moments les plus rigoureux de la censure politique. À en croire nombre de journalistes, chercheurs, cinéastes, la virulence particulière de l’État à l’encontre de toutes les productions évoquant le conflit aurait empêché les cinéastes français de mettre en scène la réalité, douloureuse à plus d’un titre, d’une guerre toujours vivante aujourd’hui dans les mémoires des acteurs du conflit.

Pourtant, entre 1958 et 1999, plus de quarante films — soit en moyenne un film par an — sont produits sur le sujet. Évoquant très tôt le désarroi des appelés du contingent plongé dans un univers étranger et lointain, le cinéma français aborde progressivement les aspects les plus polémiques, de l’attitude problématique de l’armée française à la torture pratiquée comme une arme de guerre, en passant par le départ forcé des « pieds-noirs » ou l’engagement des « porteurs de valise ». Partant de ces constatations on est en droit de s’interroger sur la réalité et l’efficacité de cette censure étatique tant décriée : ne serait-ce qu’un mythe, destiné à faire valoir I’engagement de certains cinéastes et à justifier le silence des autres ?

C’est à cette interrogation que nous avons cherché à répondre dans notre étude, en examinant deux aspects complémentaires de la question : y eut-il réellement de la part de l’État français une volonté d’éviter que le conflit apparaisse au cinéma ? Et, le cas échéant, cette censure était-elle adaptée à son objet, ce qui revient à considérer les répercussions de cette pratique sur la profession du cinéma et les films eux-mêmes ?

Les bornes chronologiques de la guerre d’Algérie correspondent à une montée en puissance du cinéma, tant quantitativement (l’audience des salles obscures est alors à son apogée) que qualitativement (le film tend à sortir de sa gangue de divertissement, voire de « spectacle de curiosité », pour être associé aux « beaux-arts »). L’État français, dans son attitude à l’égard des films évoquant la guerre d’Algérie, semble prendre acte du double phénomène : alors que l’organe de censure centrale, la Commission de Contrôle cinématographique, ne semble pas s’être manifesté au cours du conflit indochinois qui s’achève, il va s’appliquer à réduire la portée de la majorité des images évoquant la « poudrière » algérienne, en jouant de tous les moyens mis à sa disposition, tandis que le législateur restreint encore le cadre légal de la liberté d’expression cinématographique (par le décret du 18/01/1961 réformant le fonctionnement de la censure). Jusqu’en 1964, la censure étatique s’en prend ainsi non seulement aux films évoquant directement la guerre, mais aussi aux allusions timides, et même aux productions qui, sans référence explicite, traitent de thèmes afférents. Par la suite, le contrôle de l’État tend à s’assouplir. D’abord faute d’objets susceptibles de générer la polémique, puis, à partir de 1970, à la faveur de directives visant à ne plus exercer de contrôle politique sur le cinéma. Parallèlement, tandis que la censure centrale agissant au nom de l’intérêt général tend à se libéraliser, apparaissent de nouveaux modes de pression, privés cette fois, créant d’autres types d’entraves à l’exploitation des films évoquant le conflit algérien : contrôle répressif par la voie des tribunaux, et surtout groupuscules politiques ou associatifs d’anciens acteurs du conflit qui, par le biais d’attentats, de manifestations ou de menaces cherchent à interdire certaines productions. De fait, la censure politique tant décriée à propos de la guerre d’Algérie n’a été réellement effective qu’au cours des années de guerre et de l’immédiat après-guerre. Mais cette censure initiale a pourtant des répercussions à plus long terme, activant dans l’industrie cinématographique une autocensure encore à l’œuvre dans la période la plus récente. La crainte de sanctions de la censure, relayée par la suite par les pressions violentes de groupes privés, la désaffection du public pour ce type de films conduisent les divers professionnels du cinéma à considérer les projets avec circonspection. Tout au long de la période étudiée, les difficultés à trouver un producteur, un distributeur ou un exploitant pour les films évoquant la guerre deviennent la règle, jusqu’aux cas extrêmes des films « fantômes », jamais réalisés faute de moyens. Plus systématiquement encore, la peur de ne pas rentabiliser les fonds investis conduit les financiers à n’allouer que de faibles sommes pour ces films.

Finalement, malgré le nombre important de productions, faute de moyens et d’engagement de la part des industriels, l’image de la guerre d’Algérie dans le cinéma français reste univoque et met de côté — à de rares exceptions près — de nombreux aspects du conflit (de la part proprement politique à la représentation de la lutte pour l’indépendance algérienne, en passant par la représentation des harkis ou des brutalités policières en métropole…) enracinant le silence de la société et le cloisonnement des mémoires des anciens acteurs du conflit, et exauçant ainsi les vœux de la censure de guerre qui visait à l’oubli de cette période trouble.