Hommage à Lucette Le Van-Lemesle

Le 17 juin 2020, notre collègue Lucette Le Van-Lemesle nous a quittés.

La trajectoire de Lucette Le Van-Lemesle a été marquée par son engagement dans l’enseignement de l’histoire ; avant son entrée à l’université Paris 1, Lucette Le Van-Lemesle se consacra pendant de nombreuses années à ses élèves du secondaire. Lucette Le Van-Lemesle s’est aussi investie dans la recherche en histoire contemporaine. Elle a voué sa vie d’enseignante chercheuse à sa thèse d’État, à la formation universitaire des étudiants et à l’organisation de séminaires, de journées d’études et de colloques.

Lucette Le Van-Lemesle fut maître-assistante à l’Université Paris 1 et membre de notre laboratoire, le Centre d’histoire sociale (CHS) avant d’être élue professeure des Universités de Metz et de Marne-la-Vallée. Le grand chantier de sa vie universitaire fut consacré à sa thèse d’État sur « L’histoire de l’enseignement de l’économie politique en France (1860-1939) » sous la direction d’Antoine Prost, thèse soutenue en 1995.

L’apport de la thèse de Lucette Le Van-Lemesle est considérable comme le souligne Antoine Prost :

« Lucette Le Van-Lemesle aboutissait à des conclusions très neuves, montrant que, contrairement à la vision qu’en ont donné Alfred Sauvy et les Keynésiens des années 1940-1950, l’enseignement de l’économie ne se limitait pas à l’histoire des doctrines économiques, enseignée dans le cursus de droit, mais que, dans les séminaires doctoraux d’économie, certains économistes comme Albert Aftalion, faisaient déjà des recherches selon le sens moderne du terme avec des méthodes quantitatives. Il faut souligner cet apport de Lucette Le Van-Lemesle car il n’a pas été vraiment retenu : les économistes lisent peu les historiens (qui le leur rendent bien), et parmi les historiens, l’originalité de son sujet lui a valu peu de lecteurs. L’accueil de son travail a été, sauf exceptions, l’indifférence. Cette injustice m’a révolté […] et ce sentiment dit combien je l’estimais. »

La thèse de Lucette Le Van-Lemesle mettait en perspective, selon les historiens Alain Chatriot et Claire Lemercier, « les formes d’institutionnalisation de l’enseignement de l’économie tout en soulignant à quel point l’économie du XIXe et du début du XXe siècles était politique, donnant toute leur place aux questions législatives, sociales, psychologiques » [Lire recension d’Alain Chatriot et Claire Lemercier]

Selon l’historien Patrick Fridenson, Lucette Le Van-Lemesle appartenait à la « maison Jean Bouvier » :

« La publication de la thèse d’État de Lucette Le Van-Lemesle reste son grand œuvre. Le titre de son livre dit bien son souci d’une histoire économique qui ne soit pas internaliste ni conformiste : Le juste ou le riche : l’enseignement de l’économie politique, 1815-1950 (Comité d’histoire économique et financière de la France, 2004). Il faut dire ici la nouveauté de ce travail. Sur le plan intellectuel, Lucette Le Van avait dû s’imprégner du développement complexe des recherches et des enseignements en sciences économiques en France, ne pas se contenter de sources imprimées et trouver des archives de première main, se demander en permanence quels pouvaient être le rôle et la place des économistes dans l’université, l’économie et la politique dans notre pays. On mesure l’audace de l’entreprise en voyant qu’aujourd’hui, en 2020, il n’y a toujours pas d’ouvrage équivalent portant sur les seules années 1945-1974.  Depuis 2004 le livre de Lucette Le Van a été abondamment pillé par d’innombrables auteurs, à l’étranger comme en France, et donc souvent sans être cité. On peut dire que c’est le sort de bien des livres pionniers et que mieux vaut cela que la reproduction à l’infini de manuels sur la pensée économique qui ne sont pas fondés sur la recherche. Lucette souriait donc de la destinée du livre […] ; elle était toujours disponible pour discuter avec celles et ceux qui s’engageaient sur des pistes qu’elle avait explorées et souhaitaient ouvrir des voies nouvelles. Il n’y a pas d’histoire économique en France sans une réflexion critique sur les manières dont se forment les pensées, les actes et l’influence des économistes d’hier et d’aujourd’hui. Ce message de Lucette Le Van devra rester dans nos esprits. »

Lucette Le Van-Lemesle a été une des chevilles ouvrières du colloque de 1984 sur Les nationalisations de la Libération aux côtés de Claire Andrieu et d’Antoine Prost ; elle a codirigé sa publication aux Presses de Sciences Po en 1987 sous le tire Les nationalisations de la Libération, de l’utopie au compromis.  Lucette Le Van-Lemesle a co-dirigé le numéro de la revue Entreprises et Histoire sur l’histoire de l’enseignement de la gestion en France en 1997 et a participé à de plusieurs dossiers de revue sur les conceptions du service public (Revue d’histoire moderne & contemporaine 2005), sur l’histoire des crises économiques « Crises et conscience de crise » (Vingtième siècle, revue d’histoire 2004) et sur l’histoire de l’agrégation dans le numéro de L’économie politique intitulé « Sciences Eco : comment l’université produit ses professeurs » (2004).

Au Centre d’histoire sociale, le souvenir de Lucette Le Van-Lemesle a marqué les esprits de ses contemporains. Ils gardent en mémoire son « dynamisme », son « franc parler savoureux », sa « sociabilité » et sa « gentillesse » insistent Michel Pigenet, Jean-Louis Robert et Rossana Vaccaro.

Son ami Jacques Girault a voulu témoigner des liens forts qui les unissaient ; il met en perspective, à la lumière de leur amitié, le parcours d’enseignante et d’universitaire de Lucette Le Van-Lemesle :

« Je connais Lucette Lemesle depuis 1967. Elle enseignait au lycée Paul Valéry, je venais d’être nommé au lycée Lakanal. Nous militions au Syndicat national des enseignements de second degré, fusion du SNES, dont elle était, et du SNET dont j’étais. Après avoir recueilli certains échos sur son action, j’eus l’occasion de la rencontrer lors du dernier congrès de l’académie de Paris dans la salle du Musée social, fin 1967 ou début 1968. J’étais militant du courant “Unité et Action”, elle se situait en marge de l’équipe « Autonome » qui venait  de perdre la majorité. Son intervention critiquait les deux analyses et posait la question de l’action syndicale qui ne devait pas oublier le rapport pédagogique et humain.

Par la suite, je la rencontrais régulièrement au séminaire de Pierre Vilar, notre directeur de thèse. Nous étions tous les deux parmi les “poulains” du directeur du Centre économique et social de la Sorbonne. Elle fut élue assistante à la fin de l’année 1968-1969 et resta directement associée aux activités plus économiques. Je fus choisi comme assistant en octobre 1969 et affecté plus directement aux recherches politiques et sociales du Centre d’histoire du Syndicalisme, la maison « d’en face » comme nous disions alors. Pendant trois ans, les relations entre les enseignants furent permanentes d’autant que nous avions des engagements syndicaux communs et souvent des orientations politiques convergentes, préparant cette aspiration dans un futur programme commun de la gauche.

Des liens d’amitié personnels se développèrent entre les Girault, Lucette et son époux Nguyen Le Van, médecin hospitalier. Quand je lançais mon enquête sur les instituteurs de l’entre-deux-guerres, elle me mit en relations avec son père Henri Lemesle, ancien instituteur de Normandie, syndicaliste, mutualiste franc-maçon qui joua un grand rôle en soutenant cette recherche.

Sa participation à la direction du colloque sur les nationalisations sous l’égide d’Antoine Prost lui permit de s’éloigner de son centre de recherches dans lequel elle se sentait très mal à l’aise et d’intégrer l’équipe de la rue Malher. Au début des années 1990, nos thèses soutenues (la sienne portant sur l’enseignement de l’économie politique depuis 1815), le hasard des nominations expliqua un éloignement professionnel, moi en banlieue parisienne, elle en Lorraine, puis dans sa dernière année d’enseignement à Marne-la-Vallée.

Le petit groupe d’amis restés en contact avec elle aurait voulu, comme moi, que toute la chaleur de sa relation et toutes ses qualités de chercheuse ne s’interrompissent pas. Il en est allé autrement. Que ce message contribue à ne pas faire oublier une rare amie ! »

Danielle Tartakowsky a aussi tenu à rendre hommage à Lucette Le Van-Lemesle :

« Quand je suis arrivée au centre en 1984, comme assistante, Lucette était là, accueillante, attentive, disponible ; elle savait à fois mettre à l’aise et aider à comprendre ce qui doit l’être sans rien imposer. Lucette était une pédagogue et une collègue d’une aide précieuse. Dans un centre qui devait à la direction d’Antoine Prost de prendre alors un tournant en direction d’une histoire sociale devenue sans frontières, Lucette était aussi celle qui perpétuait, en élargissant nos horizons, l’ancrage du laboratoire et ses fondamentaux situés à la croisée de l’histoire économique et sociale d’Ernest Labrousse. Elle n’hesitait pas à se lancer dans une “histoire chaude”, aux prises avec l’actualité sociale, comme l’attestent ses travaux sur les lois Auroux. »

Annie Fourcaut, qui fut également sa collègue au CHS, dit « le plaisir qu’ [elle eut] de travailler au centre Mahler à ses côtés. […] Dans l’équipe de MCF, avec Danièle Tartakowsky et Claire Andrieu, Lucette Le Van-Lemesle, qui était la plus expérimentée, accueillait avec énergie et autorité les flots d’étudiants qui se pressaient à chaque rentrée universitaire pour faire une maîtrise d’histoire sociale ou ouvrière, dirigeant elle-même nombre de travaux. Enseignante très engagée auprès des étudiants et très attachée au Centre, elle ne négligeait pas l’enseignement en premier cycle : nous avons à “Tolbiac” assuré les TD de licence qui accompagnaient le cours magistral d’initiation à l’histoire contemporaine d’Antoine Prost. J’ai le souvenir, à ses côtés, d’une expérience formatrice qui permettait aux jeunes maîtres et maîtresses de conférence de surmonter les difficultés de l’enseignement de l’histoire contemporaine auprès d’un public étudiant massif, disparate  et peu préparé à l’université. C’est avec beaucoup de tristesse que j’ai appris le décès de notre collègue courageuse, énergique et très soucieuse de la transmission de l’histoire contemporaine auprès de tous nos étudiants. »

Au CHS, le souvenir de Lucette Le Van Lemesle restera vivant.

Emmanuel Bellanger et Isabelle Lespinet-Moret