Les manifestations de victoire du Front populaire en province, de mai à septembre 1936

LAFON Eric, Les manifestations de victoire du Front populaire en province, de mai à septembre 1936, Maîtrise [Danièle Tartakowsky, Antoine Prost], Univ. Paris 1 CRHMSS, 1996, 297 p.

Le Front populaire, au lendemain de son succès électoral (26 avril-3 mai 1936), prend la décision de célébrer sa victoire par une manifestation nationale le 14 juin. Cependant, pour des raisons de maintien de l’ordre dans la capitale, la célébration est repoussée à Paris au 14 juillet, la province étant invitée à maintenir la date initiale : la dimension nationale de la manifestation était-elle pour autant rompue ?

Sur les 813 manifestations que nous avons recensées, à partir d’une étude exhaustive de la presse de gauche (108 titres), 335 se déroulent le 14 juillet, 305 le 14 juin et 173 à une autre date. La date anniversaire de la fête nationale l’emporte donc, au détriment de celle fixée par les consignes parisiennes. Néanmoins, on constate un important effet de concurrence entre chacune de ces dates.

Il nous restait à pénétrer au cœur de ces manifestations et d’en rechercher le sens profond, d’en cerner le déroulement, après en avoir décrit l’organisation, et enfin d’y repérer les pratiques.

Il revient aux groupements politiques, syndicaux, associatifs, culturels et sportifs du Rassemblement populaire d’organiser la manifestation. Si l’esprit d’unité prévaut, des dissensions, voire des oppositions s’expriment, de la part des radicaux, dont certains demeurent hostiles aux mobilisations des partisans du Front populaire, en particulier quand les mouvements de grève persistent. D’une manifestation à l’autre, les élus, les membres des comités de Front populaire, les femmes, les jeunes, les groupements d’ouvriers et les anciens combattants sont tour à tour à l’honneur. Les démonstrations se diversifient (rassemblement, meeting, banquet), même si le cortège de rue domine, comme forme d’expression. D’une région à une autre, d’un département à un autre des spécificités sont présentes, du fait des traditions politiques, culturelles qui s’intègrent « l’identité Front populaire ». Cependant un modèle de manifestation domine, nourri des pratiques culturelles ouvrières et des symboles républicains.

On assiste alors à la réalisation d’une scénographie répétée (drapeaux, costumes des manifestants), d’une théâtralité commune (gestuelles, chants, allocutions, prestations du Serment), qui témoignent à travers tout le pays d’une identité culturelle et politique partagée et en construction. Les comptes-rendus parus dans la presse donnent à voir, en somme, l’organisation d’une même célébration qui, puisant dans le patrimoine républicain, change de nature pour devenir une procession commémorative. Proclamant sa souveraineté et sa légitimité, la manifestation de victoire du Front populaire remet en chantier cette République avec laquelle le mouvement populaire renoue afin de lui rendre son essence originelle.