Les cadres scientifiques au CEA des Centres d’Étude nucléaire de Fontenay-aux-Roses et de Saclay, 1946-1968

QUÉRAN Sophie, Les cadres scientifiques au CEA des Centres d’Étude nucléaire de Fontenay-aux-Roses et de Saclay, 1946-1968, Maîtrise [Jean-Louis Robert, Christian Chevandier], Univ. Paris 1 CHS, 2001, 372 p.

Le projet de la fondation d’un Commissariat à l’Énergie atomique (CEA) est lancé par le Général de Gaulle à l’automne 1945. Son ambition est de voir la France reprendre son rang dans les recherches sur l’énergie atomique. La voie avait en effet été tracée par Irène et Frédéric Joliot découvrant, en 1934, la radioactivité artificielle et la possibilité de provoquer sur des noyaux fissiles des réactions en chaine explosives libérant une énorme quantité d’énergie.

La réalisation d’une mission de cette ampleur, dans la France de la Reconstruction, place les dirigeants de l’organisme devant l’impérieuse nécessité de constituer un potentiel technique par le choix d’infrastructures, dédiées à la recherche, inconnue jusqu’alors en France. Mais l’aspect le plus fondamental de cette tâche passe par de nouveaux modes de gestion du savoir scientifique. Il s’agit de créer de nouvelles formes d’enseignement pour de nouvelles spécialités, de recruter des hommes de talent qui soient à la fois chercheurs et ingénieurs, d’agencer leurs compétences réciproques afin de permettre une meilleure communication entre eux, et donc une meilleure rentabilité de leur travail, enfin, d’insuffler un esprit susceptible d’homogénéiser l’ensemble de l’entreprise.

Les Centres d’Étude nucléaire (CEN) de Fontenay-aux-Roses et de Saclay constituent en cela un laboratoire des nouvelles techniques de gestion du savoir d’une population de scientifiques. Ils sont la scène privilégiée où se discernent les conséquences sociologiques d’une industrialisation de la recherche. Alors que l’on passe de la figure du savant solitaire à celle d’un technicien de la science assimilé dans de vastes équipes de travail, les formes d’appartenance identitaire classique du scientifique évoluent au fur et à mesure que le champ de ses collaborateurs s’élargit à travers la planète. D’autre part, la parcellisation des tâches et la complexité conceptuelle de son travail le cantonnent à une spécialisation accrue rendant difficile un net positionnement dans le progrès de la science en général.

Tous ces éléments concourent à imposer le terme de « malaise » des cadres scientifiques comme cause d’une nouvelle forme d’engagement d’ordre politique et social dans la société de son temps. Notre étude qui se clôt en 1968 met ainsi au jour les éléments structurels liés à cette évolution du cadre scientifique contemporain d’une puissante remise en cause de l’organisme en 1968. Si les événements de Mai 68 permettent de soulever des problèmes latents aux CEN, la modification des options prises par le CEA dans ses recherches en électronucléaire bouleverse d’autant plus les cadres scientifiques que le nucléaire et la recherche fondamentale lourde connaissent un revirement dans l’opinion publique.

Pour les cadres scientifiques des Centres d’Étude nucléaire de Fontenay-aux­Roses et de Saclay, le passage du savoir au pouvoir et du rationnel à l’opérationnel — caractéristique de notre modernité selon Valéry — fait ainsi vaciller la façon d’appréhender la nature et de se positionner dans sa société.