GOULINET Isabelle, Le Gauchisme enterre ses morts, Maîtrise [Danièle Tartakowsky, Antoine Prost], Univ. Paris 1 CRHMSS, 1993, 125 p. + annexes
Après s’être largement illustrées pendant les événements de Mai, les organisations d’extrême gauche sont affaiblies au cours de la période post-68.
Certaines sont dissoutes, telle la « Gauche prolétarienne » et les manifestations sont interdites.
Cependant, les gauchistes ne s’avouent pas vaincus pour autant : ils veulent contourner cette interdiction. Comment ? En usant par exemple de cette tradition bien française qui vise à faire d’un enterrement une manifestation politique : un mort, voilà de quoi théoriquement remobiliser ses troupes.
Ce travail de recherche associant la connaissance historique à l’ethnologie, effectué pour l’essentiel à l’aide de la presse parisienne quotidienne et hebdomadaire, porte donc sur les obsèques de quatre individus ayant eu, de près ou de loin, un rapport avec les milieux gauchistes. Les trois premiers enterrements ont une nature politique clairement affichée : le 15 juin 1968, on enterre un militant de l’UJC-ml, Gilles Tautin, mort noyé à Meulan après qu’il eut été contraint, selon ses camarades, de se jeter à l’eau pour échapper à une charge des gendarmes. Le 5 mars 1972, c’est l’enterrement de René-Pierre Overney, militant maoïste de la GP abattu devant les usines Renault-Billancourt par un vigile et le 27 septembre 1979, ce sont les obsèques, après son assassinat dans des circonstances mystérieuses, de l’ancien responsable du service d’ordre de l’UEC, écrivain et guérillero, Pierre Goldman. Le quatrième enterrement a lieu le 15 avril 1980, c’est celui de Jean-Paul Sartre, décédé des suites d’une longue maladie ; son enterrement acquit quant à lui un caractère politique a posteriori ; compte tenu de la relation particulière que le philosophe avait entretenue avec la politique en général, et les gauchistes en particulier.
À travers l’étude successive de leur préparation, de leur déroulement et de leurs enjeux, ces quatre événements nous permettent de voir dans quelle mesure un groupe politique composite — la « génération soixante-huitarde » — s’est appuyée sur des enterrements pour construire l’image d’une nouvelle culture politique ; une évolution nette est en effet mise en lumière entre le début des années 70 et l’aube des années 80.
Les organisateurs des obsèques de Gilles Tautin et de René-Pierre Overney ont eu recours à une liturgie politique revendiquant explicitement un héritage historique particulier, celui du mouvement ouvrier ; dix ans plus tard lorsque l’on enterre Goldman et Sartre on a abandonné les symboles +politiques traditionnels pour ne conserver que les signes d’appartenance culturelle. D’un problème politique, avec l’évolution des mouvements gauchistes, on est passé à un problème de « gauchisme » en tant que phénomène culturel. Ainsi, en 1980, les groupes gauchistes n’ont plus d’existence politique depuis longtemps, mais leurs idées passent par d’autres vecteurs. La culture de 68 n’est donc pas morte avec ceux que l’on a enterrés, ce qui semblerait relativiser l’expression de Louis Althusser — reprise d’ailleurs par d’autres — selon laquelle en 1972, « ce ne fut pas tant l’enterrement d’Overney que celui du gauchisme tout entier ».