Décadence et modernité : le regard de la critique française sur Vienne, 1880-1938

RICHET Domitille, Décadence et modernité : le regard de la critique française sur Vienne, 1880-1938, Maîtrise [Pascal Ory], Univ. Paris 1 CHS, 2001, 171 p.

Le regain d’intérêt dont témoignent les Français depuis les deux dernières décen­nies pour la culture viennoise des années 1880-1938 révèle l’impact que provoque l’image d’une Vienne moderne et décadente.

En effet, la critique française présente la culture viennoise en l’intégrant dans un cadre général en pleine déliquescence, jugé étonnamment moderne. La récurrence de certains thèmes sinistres s’observe ainsi dans le discours tenu par la critique française à propos de cinq écrivains viennois contemporains et emblématiques de la culture viennoise : Peter Altenberg (1859-1918), Arthur Schnitzler (1862-1931), Hugo von Hofmannsthal (1874-1929), Robert Musil (1880-1942) et Joseph Roth (1894-1939). Et ce sont justement ces thèmes consternants qui confèrent une unité à Vienne entre 1880 et 1938.

La perte de puissance de l’Autriche-Hongrie, puis sa chute en 1918, entretient un sentiment de déclin chez tous les Autrichiens et les Viennois, sentiment qui se manifeste sous diverses formes : nostalgie, désespoir, humour noir. La progression de l’antisémitisme à partir des années 1880 puis le triomphe du nazisme en 1938 signent la détérioration du jeu politique et l’exaspération d’une crise d’identité chez les Juifs, peuple sans territoire déjà menacé par l’éclatement de l’Autriche-Hongrie. La culture viennoise est considérée comme l’expression de cette angoisse juive ; elle représente l’aboutissement des efforts de certains Juifs pour trouver leur voie grâce à l’art ou à la réflexion. La culture viennoise apparaît intimement liée à son contexte de crise ; la critique française discerne en elle la volonté de tout remettre en cause, les traditions, les émotions, l’engagement politique, et de fonder une nouvelle morale. De là surgissent cependant un chaos et une incertitude générale. Tout désormais — l’Autrichien, le Viennois, l’œuvre littéraire ou la théorie scientifique — subit la loi de la relativité, de la confusion et de l’absurdité. L’influence attribuée à la psychanalyse sur la culture viennoise corrobore cette impression : incohérence, déraison, illusion et incertitude sont les maîtres-mots de la vision de l’homme promue par les intellectuels viennois, ainsi que des phénomènes psychiques les plus observés dans la Vienne de cette époque.

La prégnance de ces thèmes éclaire l’importance qu’a prise aujourd’hui l’esprit fin-de-siècle. Elle rejoint les discours pessimistes de la presse et des essayistes sur le déclin de la France, le regret des Trente Glorieuses, et les désordres mondiaux, sur le silence des intellectuels français et la méfiance qui s’exerce à l’encontre des hommes comme des idéologies politiques, et sur une société qui se désagrège sous les coups d’un hédonisme individualiste.