Une loge, une ville : la Triple Unité de Fécamp (1778-1940)

MAILLARD Philippe, Une loge, une ville : la Triple Unité de Fécamp (1778-1940), Maîtrise [Antoine Prost, Lucette Le Van-Lemesle] Univ. Paris 1 CRHMSS, 1989, 211 p. + annexes

Les nombreuses études générales faites sur la Franc-Maçonnerie retirent au phénomène maçonnique sa dimension régionale et son organisation particulière qui repose sur le principe fondamental du « maçon libre dans une loge libre ».

Une étude monographique permet de découvrir une autre Maçonnerie que celle de I’« Affaire des fiches » ou de la lutte pour l’anticléricalisme sous la Troisième République. Ce mémoire n’est pas l’étude d’une institution dite secrète, pas plus qu’une histoire de l’ésotérisme, mais l’analyse d’un groupe d’hommes au sein et face à une communauté urbaine et des débats nationaux.

La loge de la Triple Unité a vécu environ un siècle et demi entrecoupé de phases de sommeil ; elle a connu le régime monarchique, le régime impérial et le régime républicain et les hommes qui la composèrent venaient d’horizons géographiques, sociaux et politiques les plus divers. La ville quant a elle évolue au rythme des guerres, du trafic de son port, de son système administratif, etc.

L’analyse de cette société de pensée à Fécamp ne pouvait donc s’effectuer qu’à travers un découpage chronologique justifié par l’émergence de trois périodes caractéristiques.

Dans un premier temps, de 1778 à 1828, la loge apparaît comme le rassemblement de privilégiés formant un groupe introverti peu mêlé aux problèmes municipaux ou nationaux. Jusqu’à la Révolution française, la Maçonnerie fécampoise est dominée par les Bénédictins de l’abbaye locale, les militaires et les nobles. Elle meurt avec la disparition de ces catégories sociales trop liées au régime de la royauté et de la société d’ordres. Elle réapparaît de 1811 à 1828, composée de membres de la bourgeoisie d’affaires née de la période révolutionnaire ; la loge fait alors figure de groupe corporatif. À aucun moment elle ne s’occupe directement de politique.

Au contraire, de 1860 à 1914, la loge qui se recrée est rapidement politisée, n’hésitant pas à braver le pouvoir national ou ses représentants régionaux. Elle agit surtout entraînée par quelques hommes de caractère qui marquent le groupe de leurs idées et de leurs actions. Lorsque la Franc­-maçonnerie se laisse bâillonner par le despotisme napoléonien, la Triple Unité mène la lutte pour l’indépendance et pour le respect des principes maçonniques. Lorsque la majorité des francs-maçons rallie le camp radical, la loge de Fécamp ne répugne pas à puiser dans les théories socialisantes, voire socialistes. Bien sûr, toute cette période est marquée par la lutte anticléricale, d’autant plus vive à Fécamp que le Pays de Caux est fortement superstitieux et croyant. Dans ce milieu hostile, les Frères de la loge loin d’être unis se divisent de plus en plus ; la déchirure se fait à l’occasion d’une consultation électorale en 1910, privant la loge d’une partie dynamique de ses membres.

Dans un troisième temps, de 1914 à 1940, la loge confirme l’amorce de son déclin, aidée en cela par les pertes et les départs liés à la Première Guerre mondiale. Cette guerre est encore l’occasion pour les maçons de Fécamp de prendre des positions tranchées ; c’est quasiment la dernière fois qu’elle peut se permettre de le faire. Après la guerre, la loge plonge dans une routine et un marasme qu’un faible recrutement ne peut effacer. Elle ne doit son maintien jusqu’en 1940 qu’à la forte personnalité de ses Vénérables successifs. De fait, les décrets d’interdiction de la Franc-Maçonnerie publiés par Vichy et l’arrivée des Allemands portent un coup fatal à la Triple Unité. C’est aussi une fin honorable pour une loge condamnée de toute façon à disparaître. À la Libération, la loge n’est même pas reconstituée ; les biens sont liquidés et les quelques maçons encore actifs sont orientés sur les loges du Havre.

De cette étude, il ressort un éclairage inhabituel de la Franc-maçonnerie. Les Frères de Fécamp sont des hommes de bonne volonté, respectueux de l’ordre et des lois, mais rarement homogènes et univoques. Difficile donc de faire de la Triple Unité un groupe de pression occulte et omnipotent au sein de la ville. Il s’agit plutôt d’une micro-société en demi ­teinte, à la fois aussi radicale et pondérée que la population haute normande dans son ensemble.