Les Citoyens du monde, 1948-1951

BARRET Nicolas, Les Citoyens du monde, 1948-1951, Maîtrise [Lucette Le Van-Lemesle, Antoine Prost], Univ. Paris 1 CRHMSS, 1992, 2 vol., 209 p. + 128 p.

L’expression « Citoyen du Monde » apparaît sur la scène publique à Paris à l’automne 1948. Cette « émergence » est avant tout liée au climat créé par la Guerre froide (nous sommes en plein blocus de Berlin) : l’affrontement des deux blocs a créé une véritable angoisse faisant planer la menace d’une nouvelle guerre (alors que les traumatismes de la Deuxième Guerre mondiale sont encore bien présents) et l’affrontement entre communistes défenseurs de la diplomatie soviétique et « atlantistes » (la quasi-totalité de la classe politique) bat son plein depuis plus d’une année (mai 47, exclusion des ministres communistes du gouvernement).

Le terme de « Citoyen du Monde » parvient au public lorsqu’un Américain s’installe, le 12 septembre, avec son sac de couchage, sur les marches du Palais de Chaillot, symboliquement « internationalisé » afin de recevoir la jeune ONU. Garry Davis annonce aux journalistes qu’il a rendu son passeport à l’ambassade américaine, se proclame premier citoyen du Monde et demande à l’ONU d’assurer sa protection.

Davis suscita un réel engouement. Il fut d’abord soutenu par de nombreux intellectuels réunis dans un « Conseil de Solidarité » (Breton, Camus, Mounier, Vercors, etc.), il interrompit une séance de l’ONU pour réclamer un gouvernement mondial, il fit pendant presque trois mois la une des journaux, se fit acclamer par 20 000 Parisiens au Vel d’Hiv’, reçut un courrier monumental et obtint une audience auprès du President de la République. L’action de Davis est souvent présentée par les historiens comme un épisode pittoresque de la Guerre froide, Davis comme un « boy-scout », un « naïf » ou encore un « excentrique » venu d’Amérique…            .

En fait, les « Citoyens du Monde » existaient en France, bien avant Davis : depuis 1946, quelques hommes et femmes (dix-huit) s’étaient regroupés en un « Front Humain des Citoyens du Monde nécessaire » avec la conviction partagée qu’il fallait « désormais penser mondial ». C’est le parcours de ce groupe (et particulièrement de ses trois initiateurs) que nous nous sommes efforcés de reconstituer. Robert Sarrazac (un important résistant du mouvement Combat), Paul Montuclard (fondateur avec son frère d’un mouvement intellectuel progressiste catholique, Jeunesse de l’Église) et Jeanne Allemand-Martin (permanente à la Jeunesse de l’Église) entreprirent un véritable travail de réflexion et de production (plusieurs fascicules sont édités, des « thèses » d’une étonnante rigueur intellectuelle sont élaborées). Établissant qu’il existe des « dangers et des ennemis communs à la totalité des hommes », que la menace atomique oblige à la coopération, que les interdépendances (économiques et politiques) sont une évidence, le FH affirme que l’unité du monde est inéluctable. Mais il appelle tous les hommes à dépasser leurs idéologies ou leurs appartenances nationales, à agir en « Citoyen du Monde », seule alternative à une unité du monde qui prendrait une forme technocratique et dictatoriale. Le FH se donna alors comme objectif « d’éveiller les consciences ».

Mais les membres du FH ne passèrent véritablement à l’action qu’en rencontrant, à Chaillot, Davis. Ils furent, en fait, les véritables organisateurs de cette campagne (le Conseil de Solidarité étant la suite des contacts pris antérieurement). Davis devint leur porte-parole, il incarnait aux yeux du public l’idée de citoyenneté mondiale. Ensemble, ils lancèrent (sous le seul nom de Citoyens du Monde) de nombreuses actions symboliques qui devaient permettre d’organiser des élections à une Assemblée Constituante des Peuples.

Ainsi, ils entreprirent de recenser les Citoyens du Monde en créant une carte qui sanctionnait non pas l’appartenance à une organisation, mais la volonté de voter à une assemblée mondiale. De même, sous la direction de Sarrazac — véritable « leader charismatique » — les Citoyens du Monde proposèrent aux conseils municipaux de « mondialiser » leur commune, c’est-à-dire de la proclamer « symboliquement territoire mondial ». Au total, fin 1950, 31 000 personnes avaient reçu leur carte de « Citoyens du Monde » et plus de 300 communes françaises s’étaient « mondialisées », la plupart dans le sud-ouest de la France où les Citoyens du Monde avaient projeté d’établir une zone expérimentale pour des élections à l’Assemblée Constituante des Peuples.

Mais les désaccords avec les groupes mondialistes d’autres pays sur l’organisation de cette Assemblée, l’hostilité déployée par les communistes, le départ de Davis, le manque de moyens financiers, provoquaient un sévère coup d’arrêt aux activités des « Citoyens du Monde ». Les plus anciens militants (ceux du Front Humain) n’avaient pu s’entendre avec les plus récents, qualifiés de pacifistes. En 1951, les « Citoyens du Monde » ne formaient plus ce « Front Humain » qu’ils avaient dès 1946 appelés de tous leurs vœux.

Les hommes du Front Humain — qui nous apparaissent comme de formidables témoins de leur époque — avaient perçu et défini les gigantesques mutations que le monde vivait : révolution technique, interdépendances des États et des Peuples, mise en place d’un ordre mondial avec ses exclus, incapacité des systèmes idéologiques à réunir les hommes, ambiguïté et inefficacité des organismes internationaux qui représentent les États… Face aux menaces de ces mutations (guerres, dictatures…), ils se sont dressés, en tant qu’hommes atteints dans leurs droits élémentaires et pour tous les hommes, se voulant ainsi des « pionniers » du mouvement de l’Histoire.