Jean-Pierre Vincent et la Comédie-Française 1982-1986

LUGAN Hermann, Jean-Pierre Vincent et la Comédie-Française 1982-1986, Maîtrise [Pascale Goetschel, Pascal Ory], Univ. Paris 1 CHS, 2002, 481 p.

Lorsque la gauche arrivée au pouvoir le 10 mai 1981 se pose la question de la succession de Jacques Toja à la tête de la Comédie-Française et cherche à marquer symboliquement un renouveau pour la vieille maison de Mohere, elle pose ses yeux sur I’un des hommes de théâtre du moment Jean-Pierre Vincent qui, après avoir mené sept ans durant, au TNS, une des expénences théâtrales les plus originales des années 1970, vient de signer au printemps 1982 à la Comedie-Française une mise en scène remarquée des Corbeaux d Henri Becque. Annoncée en Avignon, le 21 juillet 1982, la nomination de Vincent comme admministrateur général de la Comédie-Française entre en vigueur le 1er août 1983. Le politique accorde à ce geste une forte charge symbolique, à rapprocher de celui du Front populaire qui faisait entrer la mise en scène au Français en nommant Édouard Bourdet accompagné des metteurs en scène du Cartel.

Et de fait, le jeune metteur en scène et administrateur va pratiquer durant trois ans, une polémique d’ouvertures tous azimuts non négligeable, vers le répertoire contemporain avec la création de Félicité de Jean Audureau, vers les recoins du répertoire des siècles passés, oubliés par la panthéonisation de quelques œuvres majeures par la tradition bourgeoise du XIXe siècle. Ouvertures aussi vers la décentralisation avec la multiplication des tournées nationales et l’invitation de créateurs qui ont fait leurs armes sur les scènes de province. Ouvertlure enfin sur le théâtre européen au travers de la collaboration avec le nouveau Théâtre de l’Europe de Giorgio Strehler et, surtout, avec l’accueil de quelques grands metteurs en scène européens comme Klaus Michael Grüber, venu servir la Bérénice de Racine.

Mais dans le même temps le travail accompli par Vincent ne correspond probablement pas à ses ambitions initiales. Arrivé au Français avec la perspective d’un double mandat de trois ans, l’administrateur jette l’éponge au bout de trois ans, devant l’accumulation de difficultés qui grèvent son propre travail de créateur, et sans doute devant la perspective de la première cohabitation. Les embûches, les oppositions qui se dressent devant lui sont en effet multiples. Elles peuvent être analysées d’abord, et fondamentalement, en termes de choc culturel entre Jean-Pierre Vincent et la troupe. D’un côté, Jean-Pierre Vincent incarne et le triomphe du personnage du metteur en scène durant la décennie précédente et la pointe avancée du théâtre avant-gardiste portée par la génération des créateurs qui ont pris les rênes des grandes institutions théâtrales françaises au cours de la même décennie. De l’autre côté, la troupe dont les éléments les plus anciens sont porteurs de représentations et de pratiques théâtrales identifiables, grosso modo, aux pratiques de la grande troupe de lacques Charron qui pratiquait avec brio la comédie et le vaudeville dans es années 1950-1960, voire à des représentations antérieures à l’introduction de la mise en scène au Français en 1936.

La situation se complique encore parce qu’à ce fossé culturel se superpose un choc politique. La presse conservatrice fait en effet du Français un terrain privilégié de l’affrontement culturel droite-gauche qui oppose le gouvernement en place — qui consacre le culturel comme élément incontournable du débat politique — à l’opposition de droite.

L’activité artistique du metteur en scène Vincent durant ses années à la Comédie-Française, si elle s’inscrit d’une certaine manière dans la continuité de ses réalisations antérieures et postérieures, en ce qu’elle témoigne toujours de la volonté citoyenne de dresser un miroir face à la société contemporaine et en ce qu’elle poursuit l’archéologie du politique et de la « francité » qui constituait, et constitue peut-être toujours, la patte de l’artiste, doit aussi être lue comme une parenthèse. Parenthèse qui s’explique aussi bien par une acculturation du travail de Vincent aux pratiques du Français que par l’essoufflement des expériences radicales menées dans les années 1970 ou bien encore par le contexte intellectuel dans lequel évolue la France du début des années 1980, moins optimiste, plus critique à l’égard des grandes idéologies progressistes des décennies précédentes et, conséquemment, moins encline à porter aux nues les avant-gardes artistiques.