La lecture à l’entreprise et la politique culturelle de la CGT : le cas de la SNECMA Gennevilliers (1946-1968)

CHOUAT-HUGONNET Nicole, La lecture à l’entreprise et la politique culturelle de la CGT : le cas de la SNECMA Gennevilliers (1946-1968), Maîtrise [Noëlle Gérôme, Antoine Prost], Univ. Paris 1 CRHMSS, 1994

À la libération, dès la création et la mise en place des Comités d’entreprise, la CGT s’est lancée, avec son mot d’ordre : « la lecture à l’entreprise », dans un vaste mouvement de création de bibliothèques ouvrières, de reprise en compte, par les comités, des bibliothèques patronales existantes, avec l’objectif clairement exprimé de susciter une forme de prosélytisme syndical et surtout politique.

Notre étude a porté sur le cas de la bibliothèque de la SNECMA-Gennevilliers, entre 1946 et 1968, en utilisant les comptes-rendus des réunions plénières du Comité d’Entreprise et les articles sur la lecture et les bibliothèques dans la Revue des Comités d’Entreprise, puis dans Le Peuple. Ces sources officielles ont été complétées par des entretiens avec des militants syndicaux, des bibliothécaires ou animateurs bénévoles, afin de reconstruire la politique culturelle de la CGT à propos de la lecture.

Une des plus importantes difficultés rencontrées dans l’élaboration de cette étude, outre les sources détruites ou éparpillées donc incomplètes, a consisté dans l’absence d’études globales des Comités d’entreprise et d’histoires écrites de ces institutions, pouvant nous servir de référence.

La période de mise en place, de 1946 à 1948, coïncide avec la création du Comité : les militants de SNECMA-Gennevilliers doivent reprendre un fonds ancien constitué par les assistantes sociales de la direction de Gnome et Rhône, et d’en faire une bibliothèque de combat pour l’émancipation ouvrière et la prise de pouvoir politique. Parallèlement, les élus de Gennevilliers se heurtent aux problèmes posés par la reconstruction du site, entièrement bombardé en mai 1944 : la guerre pèse encore lourdement par le bannissement absolu des auteurs collaborateurs. Politiquement, cette période semble être une période de « désillusions ».

La seconde étape est jalonnée par la « Bataille du Livre », menée dès 1950 par le Parti communiste : cette lutte d’influence vise l’orientation des lectures de ceux qui sont considérés comme l’électorat des communistes. Intimement liée à la « Guerre froide », dont elle veut prendre le contre-pied idéologique, la « Bataille du livre » est reprise et menée dans la CGT comme une grande campagne de vulgarisation des méthodes d’organisation et d’animation d’une bibliothèque de lecture populaire. Bien que sous emprise du Parti communiste : la bibliothèque de Comité se distingue des Bibliothèques de la Bataille du Livre par une ouverture de vue plus large, surtout en ce qui concerne le modèle soviétique, mais quelques auteurs classés comme anti-communistes en sont proscrits. Les années 50 à Gennevilliers s’écoulent difficilement et de façon conflictuelle, compte tenu des vagues de licenciements successives et des difficultés économiques et sociales de l’industrie aéronautique.

La Guerre d’Algérie marque douloureusement les années 60, qui paradoxalement sont une décennie d’expansion industrielle et économique, d’élévation du niveau de vie, de développement de la consommation : dans l’usine de Gennevilliers, l’arrivée de nouveaux embauchés, jeunes ouvriers qui ont bénéficié d’une scolarité plus longue (embauches nécessitées par la création d’une unité de mécanique) provoque un bouleversement dans les pratiques culturelles et impose un renouveau de la bibliothèque. Au plan national, la CGT permet des contacts élargis entre bibliothèques de Comité, par sa présence au colloque organisé par l’UNESCO, sur la « lecture sur les lieux de travail » et commence à prendre ainsi en compte les mutations sociales et culturelles qui ont modifié le caractère « prolétarien » du paysage social dans les usines : de nouvelles activités culturelles bénéficient de l’engouement ouvrier telles les excursions touristiques, les sports d’hiver ou l’écoute musicale de microsillons, qui se propagent rapidement à la veille de 68.

Notre étude a tenté d’organiser une chronologie sommaire de l’histoire du Comité SNECMA-Gennevilliers, afin de comprendre l’évolution de la problématique de la lecture ouvrière dans une société en mutation et surtout d’expliciter les politiques d’acquisition de livres, menées par les élus locaux. Ce travail veut être une approche du rôle joué par les élus ouvriers autodidactes et fervents défenseurs de la lecture et du livre comme outil d’émancipation ouvrière, cette action devant compter avec la pression des idéologies en place.